• Pour ceux qui n'ont pas lu le début, cherchez dans ce même thème. Pour les autres, je remets un petit bout de ce que j'ai déjà écrit.


     


             Au fur et à mesure de l'ascension, il se calmait, ses mouvements retrouvaient le parfait contrôle dont il avait l'habitude, et il se sentit à la fois en symbiose avec la nature et plus puissant qu'elle ; une euphorie effrayante s'emparait de lui, et il ne savait plus très bien s'il avait envie de rire, de crier, de pleurer ou de sauter dans le vide. Il ne fit rien de tout ça. Il resta simplement debout, en équilibre sur l'une des plus hautes branches, à regarder dans le vague, à écouter, respirer, sentir le souffle de l'air sur son torse nu, l'écorce sous ses pieds, les racines du grand arbre dans le sol, et toute la forêt autour de lui, en lui. Il sentait le vent dans ses feuilles, les oiseaux sur ses branches. Les termites dans son tronc, qui le rongeaient de l'intérieur. Il n'était plus Corto. Il était un arbre, il était la terre, un arbre enraciné dans la terre, enraciné en lui-même, la forêt lui parlait, non, il était la forêt, il était la terre sous et autour de la forêt. Il se tourna vers un point de chaleur au loin. La chaleur l'appelait. Le ventvent agitait ses plumes argentées. Il glissa, vola, ondula vers la chaleur. Il ne voyait plus, n'entendait rien de distinct, et pourtant il savait ou il allait. Vers la chaleur. Pourquoi allait-il là-bas ? Et qui était « il » ? Il se souvint. Il redevint Corto, debout sur la pointe des pieds au sommet de l'arbre le plus haut de la forêt. Il voyait de nouveau. Il entendait de nouveau. Il sentait, il goûtait l'air humide. Il touchait. Et puis... Autre chose. Sentiment d'unité. Comme s'il avait vécu toute sa vie avec un manque, quelque chose en moins, qu'il avait retrouvé. Qui l'avait retrouvé. Il glissa le long du tronc, jusqu'en bas. La Forêt le portait.


                                                   30


             Cécile s'était réveillée pour trouver ses deux patients un peu mieux, et les deux comateux, encore très faibles mais conscients. Le ciel rosissait à l'Est. Elle ne vit pas d'où venait Corto. Il n'était pas là ; puis il était à son épaule.
    -         Tu as vu Heaven ?
    -         Il dort encore. Je crois qu'il a eu du mal à s'endormir. Il est choqué.
    -         Et toi, ça va ? Tu vas te tuer si tu oublies de penser un peu à toi.
    -         J'ai jamais eu de problèmes pour dormir. Je veux dormir, je dors. Dès que tout le monde sera en meilleure forme, il faudra qu'on y aille.
    -         Hein ?
    -         Qu'on sorte de cette jungle. Mais pour l'instant, il faut soigner les deux nouveaux, de façon à ce qu'ils supportent le déplacement. Et il nous faudrait de la nourriture. Si tu pouvais me trouver ça...


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             Heaven entendait des voix. Il ouvrit les yeux. Il avait encore sommeil, mais se leva brusquement. «  Tu vas chasser? Attends, j'arrive. »
             Corto marchait devant. Heaven n'osait pas lui dire qu'il savait suivre des pistes. Il l'admirait bien trop. Et il aimait ce silence entre eux. Depuis le crash, Corto ne lui avait pas témoigné d'affection, mais être ensemble, c'était mieux que rien. Ils n'attraperaient rien comme ça, évidemment. Corto marchait, le nez en l'air, et donnait l'impression de penser à autre chose, ou en tous cas à rien qui concernait la chasse. Il était grand et beau, sa démarche était souple, féline, son pied se posait parfaitement sur le sol, se déroulait magnifiquement, et tout son corps suivait, droit, souple. La perfection dans le moindre mouvement. Il l'avait déjà remarqué en combat, mais ne l'avait pas vraiment observé dans la vie courante. La veille il était bien trop fatigué.
             Heaven se rendit compte qu'il entendait un bruit de ruisseau. Il était déjà assez fort, mais il rêvassait trop pour l'avoir entendu plus tôt. Il espéra que Corto se rappelait d'où ils venaient. Il ouvrit la bouche pour lui poser la question, mais Corto l'arrêta d'un geste. Un torrent à travers les feuillages. Mais pas d'animaux. Des traces de diverses tailles dans la boue, au bord de l'eau. Evidemment. Tous les animaux venaient boire ici, et depuis le début, c'était l'eau que Corto cherchait. Il avait dû l'entendre bien avant Heaven, ou peut être même qu'il l'avait repéré la veille, quand il s'était levé en pleine nuit.
             Un tapir, ou quelque chose qui s'en rapprochait, vint boire. Par signes, Heaven proposa à Corto de l'attraper. Il secoua la tête. Il paraissait guetter autre chose. Soudain il bondit, sembla courir le long d'un tronc tellement il grimpait vite, puis fut esserré par un python, puis le python mourut. Heaven avait à peine posé un premier pied sur le tronc. Le temps de formuler cette pensé, Corto était en bas, le serpent enroulé comme une corde autour de son épaule.
    -         Comment tu fais pour bouger aussi vite ?
    -         ...
    -         Et pourquoi t'as pas attrapé le tapir, plutôt ?
    -         Trop facile. Et puis je vouais le python depuis le début. C'est lui que j'avais repéré. Le fourmilier a servit d'appât. En plus, il vaut mieux une chair pas trop sèche, les malades auraient du mal.
    Il n'en croyait pas ses yeux. Tous les combats de Corto, tous ceux qu'il avait vu, celui où il avait été étalé en trois mouvements, rien ne valait ce qu'il venait de voir. Un pensée lui vint : Corto ralentit ses mouvements pour le spectacle. Sinon ses combats dureraient une seconde. Corto ne le regardait pas. Tout à coup il realisa que dans son admiration pour cet homme, il y avait de la peur. Non, une sorte d'adoration d'inférieur, envers un Dieu qu'on ne pourra jamais égaler. Heaven avait envie de pleurer, à la fois à cause de la douleur de ne pas être regardé et de sa propre faiblesse. Il eut envie de partir loin de son idole, redevenir extraordinaire. Trop facile.
    Le soir même, Heaven s'éclipsa quand des que les autres dormaient.


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    Cécile avait un mal de crâne affreux. Ca devait être la chaleur qu'il avait fait toute la journée. Cécile n'avait jamais eu de fièvre ni de migraine, ou en tous cas elle ne s'en souvenait pas. Elle avait dû en avoir quand elle était petite, comme tout le monde. Surement psychosomatique.
    Elle fit abstraction. Se concentrer malgré tout, c'était un de ses point forts, et un petit mal de crâne n'allait pas l'arrêter.
    Le jeune homme qui était dans le coma la veille avait décliné toute la journée. Il ne disait plus rien de compréhensible dans son délire. Elle savait bien ce qui allait se passer, et elle l'acceptait. Elle était habituée. Ce mal de crâne ne partait pas. Mais si, il partait, il suffisait de le chasser. Elle posa une main sur le front du garçon, et prit son pouls à la carotide. Il ne pouvait pas mourir d'une fracture à la jambe, il devait y avoir un traumatisme crânien. Contre ça elle ne pouvait rien ici. Tout en prenant le pouls du garçon, elle repoussait sa propre douleur, et la douleur cédait. La sienne, alors que le garçon était en train de mourir. Elle se sentait bien, toute-puissante sur elle-même et son corps. Il allait mourir, et, égoïste, elle repoussait sa propre douleur. Mais elle ne pouvait rien faire pour lui. Ridicule, de vouloir soigner par la pensée. Moi-même je ne me soigne pas, je sens moins la douleur, c'est tout. Ridicule de se concentrer sur lui comme ça, de concentrer son esprit. Ridicule.
    La femme, elle, était toujours dans le même état. Quelque part entre la vie et la mort. Pour elle au moins il y avait de l'incertitude.


                                                                                       33


             Il courait, sautait, grimpait. Il était fort, très fort. Mais rien à voir avec Corto, se disait-il. Alors il courait plus vite, il sautait plus loin, il se mettait en danger, en déséquilibre, tombait, se rattrapait de justesse, avait peur, puis  sa volonté reprenait le dessus, il courait, il sautait, il tombait. Il était à bout de souffle, avait mal aux muscles, saignait un peu d'être trop tombé, des pierres et de l'écorce, mais il continuait. C'est comme ça qu'il s'entraîne, je l'ai vu l'autre nuit.
             Corto le regardait, sans se faire voir. Une volonté impressionnante. Mais pas d'endurance. Lent. Maladroit. Ai-je jamais eu autant de difficulté ? Tout ce que je fais, je le réussis. Je ne suis jamais tombé, de nulle part. Je sais exactement ce que je suis capable de faire, c'est pour ça. Je ne pourrais pas faire plus, mais quand je fais quelque chose, je suis sûr de réussir. Ce type fait partie des meilleurs mondiaux, et il n'est pas capable du tiers de ce que j'accomplis sans y penser.
             Heaven était fatigué. Il ne savait pas depuis combien de temps il s'entraînait. Il continuerait jusqu'au matin, c'était le seul moyen d'être vraiment efficace. Il avait ralentit. Il fit un effort, glissa, se prépara à la mort, au toucher du sol vingt mètres plus bas. Le sol ne vint pas. Une main serrait son bras. « Tu m'as fait peur. J'ai cru que j'aurais pas le temps de te rattraper. » Il n'avait jamais eu aussi honte de sa vie. Corto le hissa sur la branche. Salope de branche glissante. « Si tu veux demain on s'entraînera ensemble. » Je ne ferais que te ralentir. « Oui, mais c'est beaucoup moins chiant de s'entraîner à deux. » Au moins t'es franc. « Je peux te poser une question ? » Pose toujours. « Tu contais continuer combien de temps comme ça ? » Toute la nuit. « Ca fait à peine deux heures que t'as commencé. Tu devrais y aller mollo. »


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    Il était mort. C'est la première chose qui lui vint à l'esprit. Pourquoi se disait-il ça ? Ah oui. Alors comme ça le paradis existait. Ou l'enfer. Dieu ne devait pas apprécier qu'on le renie. Il ouvrit les yeux. Dieu ne peut pas être une femme. Quoique, soyons moderne.
    « Ca va ? J'avais perdu l'espoir de vous voir aller mieux. » Derrière cette femme, il y avait des arbres et des feuilles. Et des tous petits coins de ciel. Apparemment ce n'était pas encore aujourd'hui qu'il saurait.
    Elle n'en revenait pas. Pourtant il était temps d'en revenir. Il y avait encore cette femme à sauver. Et ce mal de tête qui était revenu. Mais elle avait fait l'impossible, elle ou un miracle. Elle se sentit forte.


     


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  •                                                17


     


    Corto fut innocenté dès le lendemain matin, sans procès. La délégation chinoise vint même lui présenter ses excuses, juste parce que c'était lui, et ça le rendit mal à l'aise. Il n'avait jamais pris conscience réellement qu'il était un être à part et que tout le monde le traitait avec une certaine crainte, une certaine distance, mais, depuis l'incident, c'était devenu tellement flagrant qu'il en venait à se demander s'il avait jamais parlé d'égal à égal avec quelqu'un. Bien sûr, cela avait dû arriver avant qu'il en soit connu, quand il s'était inscrit à son premier tournoi, par exemple, où le type, voyant ce gamin d'une dizaine d'années, avait éclaté de rire et refusé de l'enregistrer ; mais Corto n'avait jamais vraiment eu d'amis, ou alors, il ne s'en souvenait plus. Dans sa mémoire, il avait toujours vécu seul, dans la rue puis dans les hôtels de luxe, mais toujours en retrait de la communauté humaine. Il ne se souvenait pas avoir jamais eu de parents, et pourtant sinon, comment aurait-il survécu avant l'âge de sept ou huit ans ? Son enfance, avant qu'il devienne un combattant, ne lui semblait pas marquée temporellement, aussi il ne savait pas vraiment jusqu'à quand remontait sa mémoire, mais sûrement pas très jeune.

             Finalement, se dit-il, si ça se trouvait, ce malaise à cause du supporter mexicain, c'était peut-être tout simplement parce que ça lui rappelait qu'il ne connaissait pas ses origines. Pourtant il avait quand même failli lui arracher le cœur. Non, ne pas penser à ça. Finalement, peut-être que Cécile avait raison, il avait peut-être besoin d'une psychanalyse.

             Il jeta un coup d'œil à son reflet dans la glace. Oui, il était définitivement sud-américain. Il n'y avait jamais accordé une grande importance, parce que la couleur ne trahissait plus du tout l'origine, tant les populations avaient bougé ces dernières décennies, mais maintenant, cela prenait une nouvelle signification. Pourquoi tout, absolument tout, concordait dans ce sens ? Ceci dit, c'était peut-être parce qu'il avait la tête de l'emploi qu'une secte avait décidé qu'il était ... Et puis, il n'avait pas les yeux très ridés, il pouvait très bien être métisse. Et puis il n'avait pas de plumes. Non, c'était ridicule. Il sortit.


     


     


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             Enfin. Ils décollaient. Ils allaient pouvoir laisser cette semaine derrière eux, et ce n'était pas trop tôt. Le gros chinois était toujours à l'hôpital, mis les médecins disaient qu'il devait sortir du coma dans une semaine au plus, sans séquelles. Ils allaient l'interroger, et tout rentrerait dans l'ordre. En plus, Corto avait l'air de s'être détendu, peut-être parce qu'il savait qu'il ne l'avait pas tué. Quant à sa blessure à l'épaule, il avait cicatrisé étonnamment vite. Il disait qu'il n'avait plus mal, et la coupure était déjà refermée. En fait, se dit Cécile, tout est bien qui finit bien. Elle regrettait juste de ne pas être retournée au bidonville, à cause de tous ces événements. Tant pis, elle enverrait un peu d'argent à des assoc'.


             « Hey, Cécile, vient voir là. »C'était Fiona. « Tu sais, je pensais, on est pas trop pareilles toutes les deux, mais... Je me disais, je te voudrais bien comme modèle. Je sais que tu est discrète, mais je voudrais voir ce que mes collections donnent sur toi. »


    Cécile n'en croyait pas ses yeux. Si on lui avait dit qu'un jour on lui demanderait...


    Et après tout, pourquoi pas ?


            


     


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             Le jeune mexicain était un rang derrière dans l'avion, et Corto avait bien envie de se retourner, mais il n'osait pas. C'est vrai qu'il avait l'air sympa, ce petit gars. Il n'avait jamais eu de relation avec des hommes, mais on ne perdait rien à essayer, et l'idée lui avait traversé l'esprit plus d'une fois déjà, au cours de la semaine. Il sentait qu'il était observé, mais comment se retourner en ayant l'air naturel ? Oh, après tout, c'était lui la star, il serait de toutes façons moins gêné que l'autre, il aurait pas l'air con. Il détacha sa ceinture, se retourna.


     


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             Fiona se concentrait pour essayer de comprendre la théorie d'unification des interactions fondamentales que lui expliquait Cécile. Enfin, pour l'instant, elle lui expliquait un truc sur l'espace temps, qu'on représente en deux dimensions mais qui en fait en a quatre. Elle s'enflammait réellement, ça avait l'air de la passionner, et Fiona se dit qu'elle avait du courage pour tenter d'expliquer à une inculte comme elle une théorie que personne ne comprenait vraiment (elle avait lu ça quelque part, elle ne savait plus où). Soudain quelque chose était bizarre. Cécile s'était arrêtée, et on n'entendait plus rien. Mais vraiment rien. Même pas le bruit des souffleries. Elle regarda autour d'elle, certaines personnes semblaient arrêtées dans leurs activités, d'autre continuaient comme s'il n'avaient rien remarqué. Et l'alarme ne fonctionnait pas. Derrière, Corto et le jeune homme n'avaient rien remarqué, et étaient enlacés. Elle ressentit une pointe de jalousie.


     

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             Corto s'était retrouvé à l'avant de l'avion, dans le cockpit, entouré de trois cadavres, l'équipage sûrement, dont l'un avait été coupé en deux à la taille par sa ceinture de sécurité. Le jeune homme – Heaven, un pseudo, mais il ne lui avait pas dit son nom - était toujours dans ses bras, inconscient, mais vivant, et il ne semblait pas être blessé.
             Il était retourné vers l'arrière, lentement, enjambant les cadavres. L'un d'eux avait gémi, mais il n'y avait pas prêté attention. Je le connais pas. Plus il avançait, plus il perdait espoir. Tous morts ou mourants, la déduction logique était que... Il se rendit compte qu'il avait dépassé sa propre place dans l'avion, quand il vit la vieille femme qui était assise à coté d'Heaven. Morte. Il revint sur ses pas. Cécile. Elle saignait du crâne. A coté d'elle un corps méconnaissable. Il se força à ne pas y penser. Il s'en voulu de ne pas l'avoir rendue heureuse. Agir, ne pas penser. Alors qu'il allait dégager Cécile, il se rendit compte qu'il portait Heaven sur son épaule. Il le posa dans l'allée, et arracha le fauteuil devant Cécile. Il était tombé sur sa jambe, mais n'avait rien cassé. Il la prit sur son bras, relança Heaven sur son épaule. L'arrière de la carlingue était écrasé. Il se souvint que l'avant était intact. Pas d'issue.
                                                   22
             Elle ressentait une douleur insoutenable à la tête, au dessus du front. L'accident. Ouvrir les yeux. Allez. Du sang. Je saigne. Un cockpit. Corto est vivant.
             « Corto... »
             Elle se releva sur les coudes, et Corto la soutint derrière la nuque. Elle saignait trop, il fallait arrêter l'hémorragie. Carotide. Elle essaya d'appuyer sur sa carotide, mais n'avait pas la force. Elle avait le vertige.
             « Corto... Il me faut un bandage. 
    -         Je t'en ai fait un, mais ça saigne toujours. »
    Elle se rallongea, pour économiser ses forces, et lui donna des instructions pour lui bander la tête correctement.
                                                            23
    « Plus serré... Serre au maximum. Aïe, non. Voilà. Tient, il a bougé. »
    Il ouvrit les yeux. Corto le regardait. Et une fille, allongée sur le sol, l'air mal en point. Tout d'un coup, la fille regarda autour d'elle, et poussa un cri étouffé. Il suivi son regard. Des corps. Les pilotes. L'accident. Et dans le reste de l'avion, le chaos. Il cru qu'il allait pleurer. Puis il fut heureux de ne pas être seul.
    -         Tout le monde est mort ?
    -         Non, quand je vous ai ramenés, il y avait des gens qui bougeaient et qui gémissaient.
    La fille sembla se réveiller  en sursaut. Elle s'appuya sur l'épaule de Corto, se leva, chancela... Et resta debout.
                                                            24
    Maintenant. C'était maintenant qu'elle devait agir. Soudain, la vérité frappa Cécile de plein fouet. Elle n'avait repris des études après son diplôme de médecine que parce qu'elle ne voulait pas agir. Elle avait peur, peur de la réalité. Elle le savait depuis longtemps, au fond. Mais... Elle y pensait pour la première fois, et se détesta tout d'un coup, se méprisa, elle qui s'était toujours cru au dessus des autres, de par son intelligence. A quoi ça sert, si on n'aide personne. C'est maintenant qu'il faut agir, et tu vas agir. Elle sortit du cockpit, et dans la carcasse, elle découvrit l'horreur.
                                                            25
    « Cécile...Assieds-toi. » Elle allait s'épuiser, avec le sang qu'elle avait perdu, c'était impossible qu'elle fasse un pas de plus.
    « Venez. Il va falloir m'aider à les porter. » Heaven s'était avancé, alors Corto obéit aussi. Ils trouvèrent plusieurs survivants, mais tous étaient dans un état critique. Cécile se mis à bander, poser des attelles, donner des médicaments qu'ils avaient trouvés dans la pharmacie de l'avion. Elle déployait une énergie que Corto n'aurait jamais supposé qu'elle avait, même en pleine forme. Puis il se souvint avoir entendu parler de gens qui avaient une telle volonté qu'ils pouvaient utiliser toute leur énergie, puis tomber morts. De toutes façons, il sentait que quoi qu'il dise, elle continuerait.
                                                            26
    Le jour se leva, et Cécile se coucha. Elle n'était pas tombée d'épuisement avant d'avoir fait ce qu'elle pouvait pour les blessés. Heaven se sentit tout petit face à cette fille, et face à Corto, aussi. Il allait mourir en compagnie des deux personnes les plus remarquables qu'il ait jamais rencontrées. Valait mieux ne pas mourir du tout, mais bon... Ils étaient coincés dans cet avion, dans cette jungle. Quelques minutes plus tôt, il avait surmonté son dégoût et était sorti par l'arrière de la carcasse, qui était littéralement déchiré, enjambant des corps, en poussant d'autres, pour un peu d'air frais.
                                                            27
             Corto et Heaven transportèrent Cécile, profondément endormie, et les blessés, hors du cockpit, à travers l'étuve suffocante des corps qui commençaient à se décomposer, et les déposèrent délicatement sur la terre meuble, à l'abri de l'aile brisée de l'avion. Ils se roulèrent immédiatement en boule à leurs côtés, et avant de tomber dans les bras de Morphée, Corto cru voir trembler légèrement la forme recroquevillée de Heaven.
                                                            28
             Quatre personnes étaient mortes pendant la nuit, deux étaient toujours dans le coma, mais, pensa Cécile, les trois autres semblaient aller mieux, et lui avaient parlé. L'un d'entre eux était ingénieur, et rentrait aux Etats-Unis après avoir cherché des marchés pour une nouvelle invention de son entreprise. Il s'appelait Kevin. La deuxième était une jeune fille, Greta, qui avait participé au championnat féminin d'arts martiaux, et était arrivée deuxième. Et puis, et cela lui redonnait des forces rien que d'y penser, une petite fille qui avait été protégée par son père lors de la chute de l'avion. Son père était mort, et elle-même avait subi plusieurs fractures, mais Cécile était très fière d'avoir sauvé une enfant. Elle essayait maintenant de la réconforter. Apparemment sa mère était aussi dans l'avion, et Eva n'avait plus de parents.
             Les deux personnes dans le coma  étaient une femme d'âge mûr – à peu près l'âge de Fiona, pensa Cécile, puis elle repoussa cette pensée, parce qu'elle savait que ça ne servait à rien de se lamenter. Ce qui était fait était fait. Et puis un adolescent très grand et squelettique, d'une quinzaine d'années, qui souffrait d'hématomes divers et d'une fracture à la jambe.
                                                            29
             Corto sortit de sa torpeur lorsque la nuit tomba. Il faisait moins chaud. Pas frais, mais on respirait mieux. Il se leva et regarda autour de lui, écouta le silence de la forêt, ce silence qui n'en était pas vraiment un, plein de petits bruits de vie : le cricri des insectes, le bruit du vent dans les feuilles des arbres gigantesques, des chants étranges, ceux d'oiseaux qu'il ne connaissait pas. Et, au milieu de toute cette vie, il y avait la mort : une centaine de cadavres entassés dans une grande carcasse blanche comme un linceul. Il fallait qu'il se change les idées. Il sauta sur la première branche de l'arbre le plus proche avec une facilité déconcertante, même pour lui, et commença l'escalade.
             Au fur et à mesure de l'ascension, il sentait qu'il se calmait, ses mouvements retrouvaient le parfait contrôle dont il avait l'habitude, et il se sentit à la fois en symbiose avec la nature et plus puissant qu'elle ; une euphorie effrayante s'emparait de lui, et il ne savait plus très bien s'il avait envie de rire, de crier, de pleurer ou de sauter dans le vide. Il ne fit rien de tout ça. Il resta simplement debout, en équilibre sur l'une des plus hautes branches, à regarder dans le vague, à écouter, respirer, sentir le souffle de l'air sur son torse nu, l'écorce sous ses pieds, les racines du grand arbre dans le sol, et toute la forêt autour de lui, en lui. Il sentait le vent dans ses feuilles, les oiseaux sur ses branches. Les termites dans son tronc, qui le rongeaient de l'intérieur. Il n'était plus Corto. Il était un arbre, il était la terre, un arbre enraciné dans la terre, enraciné en lui-même, la forêt lui parlait, non, il était la forêt, il était la terre sous et autour de la forêt. Il se tourna vers un point de chaleur au loin. La chaleur l'appelait. Il sentit le vent qui agitait ses plumes argentées. Il glissa, vola, ondula vers la chaleur. Il ne voyait plus, n'entendait rien de distinct, et pourtant il savait ou il allait. Vers la chaleur. Pourquoi allait-il là-bas ? Et qui était « il » ? Il se souvint. Il redevint Corto, debout sur la pointe des pieds au sommet de l'arbre le plus haut de la forêt. Il voyait de nouveau. Il entendait de nouveau. Il sentait, il goûtait l'air humide. Il touchait. Et puis... Autre chose. Sentiment d'unité. Comme s'il avait vécu toute sa vie avec un manque, quelque chose en moins, qu'il avait retrouvé. Qui l'avait retrouvé. Il glissa le long du tronc, jusqu'en bas. La Forêt le portait.
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             Cécile s'était réveillée pour trouver ses deux patients un peu mieux, et les deux comateux, encore très faibles mais conscients. Le ciel rosissait à l'Est. Elle ne vit pas d'où venait Corto. Il n'était pas là ; puis il était à son épaule.
    -         Tu as vu Heaven ?
    -         Il dort encore. Je crois qu'il a eu du mal à s'endormir. Il est choqué.
    -         Et toi, ça va ? Tu vas te tuer si tu oublies de penser un peu à toi.
    -         J'ai jamais eu de problèmes pour dormir. Je veux dormir, je dors. Dès que tout le monde sera en meilleure forme, il faudra qu'on y aille.
    -         Hein ?
    -         Qu'on sorte de cette jungle. Mais pour l'instant, il faut soigner les deux nouveaux, de façon à ce qu'ils supportent le déplacement. Et il nous faudrait de la nourriture. Si tu pouvais me trouver ça...
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             Heaven entendait des voix. Il ouvrit les yeux. Il avait encore sommeil, mais se leva brusquement. «  Tu vas chasser? Attends, j'arrive. »
             Corto marchait devant. Heaven n'osait pas lui dire qu'il savait suivre des pistes. Il l'admirait bien trop. Et il aimait ce silence entre eux. Depuis le crash, Corto ne lui avait pas témoigné d'affection, mais être ensemble, c'était mieux que rien. Ils n'attraperaient rien comme ça, évidemment. Corto marchait, le nez en l'air, et donnait l'impression de penser à autre chose, ou en tous cas à rien qui concernait la chasse. Il était grand et beau, sa démarche était souple, féline, son pied se posait parfaitement sur le sol, se déroulait magnifiquement, et tout son corps suivait, droit, souple. La perfection dans le moindre mouvement. Il l'avait déjà remarqué lorsqu'il combattait, mais ne l'avait pas vraiment observé dans la vie courante. La veille il était bien trop fatigué.
             Heaven se rendit compte qu'il entendait un bruit de ruisseau. Il était déjà assez fort, mais il rêvassait trop pour l'avoir entendu plus tôt. Il espéra que Corto se rappelait d'où ils venaient. Il ouvrit la bouche pour lui poser la question, mais Corto l'arrêta d'un geste. On voyait un torrent à travers les feuillages. Mais pas d'animaux. Il remarqua des traces de diverses tailles dans la boue, au bord de l'eau. Evidemment. Tous les animaux venaient boire ici, et depuis le début, c'était l'eau que Corto cherchait. Il avait dû l'entendre bien avant Heaven, ou peut être même qu'il l'avait repéré la veille, quand il s'était levé en pleine nuit.
             Un tapir, ou quelque chose qui s'en rapprochait, vint boire. Par signes, Heaven proposa à Corto de l'attraper. Il secoua la tête. Il paraissait guetter autre chose. Soudain il bondit, sembla courir le long d'un tronc tellement il grimpait vite, puis fut esserré par un python, puis le python mourut. Heaven avait à peine posé un premier pied sur le tronc. Le temps de formuler cette pensé, Corto était en bas de nouveau, le serpent enroulé comme une corde autour de son épaule.
    -         Comment tu fais pour bouger aussi vite ?
    -         ...
    -         Et pourquoi t'as pas attrapé le tapir, plutôt ?
    -         Trop facile. Et puis je vouais le python depuis le début. C'est lui que j'avais repéré. Le fourmilier a servit d'appât. En plus, il vaut mieux une chair pas trop sèche, les malades auraient du mal.
    Il n'en croyait pas ses yeux. Tous les combats de Corto, tous ceux qu'il avait vu, celui où il avait été étalé en trois mouvements, rien ne valait ce qu'il venait de voir. Une pensée lui vint : Corto ralentit ses mouvements pour le spectacle. Sinon ses combats dureraient une seconde. Corto ne le regardait pas. Tout à coup il se dit que dans son admiration pour cet homme, il y avait de la peur. Non, une sorte d'adoration d'inférieur, envers un Dieu qu'on ne pourra jamais égaler. Heaven avait envie de pleurer, à la fois à cause de la douleur de ne pas être regardé et de sa propre faiblesse. Il eut envie de partir loin de son idole, pour redevenir supérieur. Trop facile.
    Le soir même, Heaven s'éclipsa quand il fut sûr que les autres dormaient.
    Cécile avait un mal de crâne affreux. Ca devait être la chaleur qu'il avait fait toute la journée. Cécile n'avait jamais eu de fièvre ni de migraine, ou en tous cas elle ne s'en souvenait pas. Elle avait dû en avoir quand elle était petite, comme tout le monde. Ca devait être psychosomatique.
    Elle fit abstraction. Se concentrer malgré tout, c'était un de ses point forts, et un petit mal de crâne n'allait pas l'arrêter.
    Le jeune homme qui était dans le coma la veille avait décliné toute la journée. Il ne disait plus rien de compréhensible dans son délire. Elle savait bien ce qui allait se passer, et elle l'acceptait. Elle était habituée. Ce mal de crâne ne partait pas. Mais si, il partait, il suffisait de le chasser. Elle posa une main sur le front du garçon, et prit son pouls à la carotide. Il ne pouvait pas mourir d'une fracture à la jambe, il devait y avoir un traumatisme crânien. Contre ça elle ne pouvait rien ici. Tout en prenant le pouls du garçon, elle repoussait sa propre douleur, et la douleur cédait. La sienne, alors que le garçon était en train de mourir. Elle se sentait bien, toute-puissante sur elle-même et son corps. Il allait mourir, et, égoïste, elle repoussait sa propre douleur. Mais elle ne pouvait rien faire pour lui. Ridicule, de vouloir soigner par la pensée. Moi-même je ne me soigne pas, je sens moins la douleur, c'est tout. Ridicule de se concentrer sur lui comme ça, de concentrer son esprit. Ridicule.
    La femme, elle, était toujours dans le même état. Quelque part entre la vie et la mort. Pour elle au moins il y avait de l'incertitude.
             Il courait, sautait, grimpait. Il était fort, très fort. Mais rien à voir avec Corto, se disait-il. Alors il courait plus vite, il sautait plus loin, il se mettait en danger, se déséquilibrait, tombait, se rattrapait de justesse, avait peur, puis  sa volonté reprenait le dessus, il courait, il sautait, il tombait. Il était à bout de souffle, avait mal aux muscles, saignait un peu d'être trop tombé, des pierres et de l'écorce, mais il continuait. C'est comme ça qu'il s'entraîne, je l'ai vu l'autre nuit.
             Corto le regardait, sans se faire voir. Une volonté impressionnante. Mais pas d'endurance. Lent. Maladroit. Ai-je jamais eu autant de difficulté ? Tout ce que je fais, je le réussis. Je ne suis jamais tombé, de nulle part. Je sais exactement ce que je suis capable de faire, c'est pour ça. Je ne pourrais pas faire plus, mais quand je fais quelque chose, je suis sûr de réussir. Ce type fait partie des meilleurs mondiaux, et il n'est pas capable du tiers de ce que j'accomplis sans y penser.
             Heaven était fatigué. Il ne savait pas depuis combien de temps il s'entraînait. Il continuerait jusqu'au matin, c'était le seul moyen d'être vraiment efficace. Il avait ralentit. Il fit un effort, glissa, se prépara à la mort, au toucher du sol vingt mètres plus bas. Le sol ne vint pas. Une main serrait son bras. « Tu m'as fait peur. J'ai cru que j'aurais pas le temps de te rattraper. » Il n'avait jamais eu aussi honte de sa vie. Corto le hissa sur la branche. Salope de branche glissante. « Si tu veux demain on s'entraînera ensemble. » Je ne ferais que te ralentir. « Oui, mais c'est beaucoup moins chiant de s'entraîner à deux. » Au moins t'es franc. « Je peux te poser une question ? » Pose toujours. « Tu contais continuer combien de temps comme ça ? » Toute la nuit. « Ca fait à peine deux heures que t'as commencé. Tu devrais y aller mollo. »
    Il était mort. C'est la première chose qui lui vint à l'esprit. Pourquoi se disait-il ça ? Ah oui. Alors comme ça le paradis existait. Ou l'enfer. Dieu ne devait pas apprécier qu'on le renie. Il ouvrit les yeux. Dieu ne peut pas être une femme. Quoique, soyons moderne.
    « Ca va ? J'avais perdu l'espoir de vous voir aller mieux. » Derrière cette femme, il y avait des arbres et des feuilles. Et des tous petits coins de ciel. Apparemment ce n'était pas encore aujourd'hui qu'il saurait.
    Elle n'en revenait pas. Pourtant il était temps d'en revenir. Il y avait encore cette femme à sauver. Et ce mal de tête qui était revenu. Mais elle avait fait l'impossible, elle ou un miracle. Elle se sentit forte.

     


     


     


     


     


     


     


     


     


     


     


     


     


     


     


     


     


     


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  •                                                              1

    Corto entra sur le dojo, s'échauffa un peu - il en avait franchement marre des échauffement d'une heure, soit-disant pour pas se faire mal, mais de toutes façons il ne s'était jamais rien cassé, alors ils allaient pas le faire ch...

    De toutes façons, il n'avait plus de coach, depuis déjà des années, en fait depuis qu'il avait gagné le Wonder Fighters 2063.Et il allait très bien comme ça, sans club, sans entraîneur. Au cours des cinq dernières années, il leur avait prouvé à tous qu'il pouvait très bien progresser en s'entraînant tout seul, et il était devenu une légende. Comme il ne forçait jamais ou presque à l'entraînement, il n'avait peut-être pas la meilleure condition physique du circuit international, mais sa technique compensait largement cette lacune. Les plus grands spécialistes le surnommaient Le Génie, et ses combats drainaient des centaines de milliers de spectateurs dans les plus grands dojos du monde. Les petits garçons voulaient être comme lui et les femmes...

    Elles l'adulaient. Les jeunes filles à partir de treize ans se jetaient dans la foule dans l'espoir de recevoir un autographe ou même de capter son regard, puis plus tard, si elles arrivaient jusqu'à lui, elles lui glissaient parfois un mot avec leur numéro de chambre et leur hôtel, et il y allait parfois, mais pas toujours, car les jours de match il y en avait plusieurs.

    Il sourit à cette idée, mais ce secoua un peu, car ce n'était pas, mais alors vraiment pas le moment de se reposer sur ses lauriers. La semaine prochaine, il allait devoir combattre jusqu'à six fois par jour les premiers jours, lors des éliminatoires, et être ensuite suffisament en forme pour surpasser les plus grands fighters du Monde. Il prenait l'avion le lendemain, et voulait répéter quelques enchaînements qu'il comptait bien trouver le moyen de placer dans ses combats, parce qu'il savait que c'était aussi pour ça, le spectacle, que ses fans étaient ses fans. Et s'il ratait un enchaînement, même s'il gagnait le combat, le mythe tombait. Et cette année, il comptait bien consolider encore le mythe, si c'était possible.

                                  

                                                                  2

    Corto se plaça au centre du dojo, et commença par des figures simples, puis augmenta le rythme, les combinant entre elles, sautant, courant, frappant les cibles placées tout autour de la salle sans jamais les manquer, dans un mouvement d'une fluidité et d'une perfection qui frappaient toujours Cécile, depuis trois ans qu'elle voyait ses entraînements tous les jours. Elle pensa qu'elle était privilégiée. Corto ne laissait jamais personne assister à ses entraînements, pour ne pas provoquer d'émeutes ou être déconcentré, sauf son staff, à savoir elle, étant donné qu'il n'avait pas d'entraîneur. Aux compétitions,il emmenait toujours une styliste, qui s'occupait de son apparence,mais elle non plus n'avait pas le droit d'assister aux entraînements, parce qu'elle n'aurait pas pu s'empêcher d'applaudir et de crier.

    A cette idée, une poussée de mépris prit Cécile : c'était une vrai plaie, toutes ces nanas qui ne peuvent pas cacher leurs sentiments. Quand la styliste faisait les essayages, elle était toujours toute rouge et s'agitait tellement qu'elle finissait toujours par lui planter une aiguille quelque part. Corto soupirait mais ne disait rien. Evidemment, Fiona -quel nom à la con, Fiona- , son rêve, c'était de coucher avec lui, peut-être même, comme beaucoup des filles le pensaient sans le dire, de "lui faire découvrir l'amour", car en effet il n'avait jamais eu de relation sérieuse.

    Seulement voilà, Fiona -quel nom à la con, Fiona- avait à peu près cinquante ans, cinquante ans bien crémés, mais cinquante ans quand même. Comment une femme de cinquante piges pouvait penser qu'un gars de vingt-trois, qui en plus peut se faire toutes les filles qu'il veut, pourrait s'intéresser à elle?Elle pouvait quand même se retenir, non?

                                                             3

    D'ailleurs, c'était à un point que même Corto, ça l'énervait, pourtant il faisait tout pour plaire, mais de la part des gens qui travaillait avec lui, ça ne lui facilitait pas la vie. Des fois, il aurait préféré des collaborateurs à des collaboratrices, mais, même s'il l'admiraient, les hommes ne voulaient pas travailler avec lui, peut-être par peur de son charme, et par jalousie. Cécile était donc la seule kiné qu'il n'avait pas licenciée au bout de trois semaines, car les autres lui faisaient rarement le type de massages demandés...

    Et Cécile était la seule à ne pas lui montrer une adoration sans limites, et ça lui faisait du bien, de temps en temps, d'être traité comme un être humain normal, et non comme une espèce de phénomène surnaturel,qu'on cherchait à côtoyer plus par défi que parce qu'on s'intéressait vraiment à lui. Bien sûr, il ne pouvait pas non plus parler vraiment avec elle, elle était souvent froide, distante...Mais au moins, elle faisait bien son boulot, et elle cherchait pas non plus à faire du zèle, ce qui aurait été le pire. En bref, il avait trouvé la perle rare : une fille qui n'était pas folle de lui.

    Bon, il s'agit pas de se flinguer maintenant, pensa-t-il. La semaine suivante allait être dure, et il maîtrisait suffisament ses prises, donc il arrêta. Il avait encore plein d'énergie et aurait pu continuer, mais redoutait la fatigue, parce que, même à l'entraînement, il n'aimait pas rater une prise, ça ne faisait que l'inquiéter pour les compétitions à venir.

            

                                                           4

    Elle sortit, et, comme il était encore tôt, se dit qu'elle allait faire un tour en ville. Elle prit le métro à suspension électromagnétique pour le centre-ville -si seulement ils pouvaient enfin terminer la ligne 12, celle qui allait chez elle, à Montmartre, ce serait pas mal, depuis six mois qu'elle était en travaux, mais comment ils faisaient, les gens, autrefois quand ils se tapaient des travaux de plusieurs années, et sans robots, les pauvres types qui faisaient ces jobs...Ceci dit, ça existait encore dans certains pays...

    Arrivée en ville, elle acheta vite deux T-shirts, deux débardeurs et une chemise, sans les essayer, parce qu'elle détestait faire du shopping. Ses pantalons d'hiver iraient bien, même si en Argentine c'était l'été, de toutes façons elle ne portait pas de jupes ni de shorts. Et elle rentra.

    Elle commença à apprendre sa socio, mais arrêta vite. De toutes façons, elle savait très bien ce cours, elle n'avait pas besoin de le relire. Depuis quatre ans qu'elle avait eu son diplôme de kiné, elle s'était mise à la sociologie. Elle était arrivée au terme de ses études et s'était aperçue qu'elle ne voulait pas exercer le métier pour lequel elle avait été préparée, ou qu'elle n'était pas prête à entrer vraiment dans la vie professionnelle. Elle avait alors pris ce job de kiné au dojo, et avait finit par se faire embaucher par Corto, ce qui lui laissait du temps pour ses études et d'autres choses."D'autres choses" se réduisait à apprendre tout ce qui pouvait l'intéresser, et autant qu'elle pouvait en retenir, c'est-à-dire beaucoup. Sa famille, et surtout sa mère, lui reprochait de passer son temps à étudier, mais Cécile ne voyait pas le mal qu'il y avait à ça.

    D'ailleurs, elle avait toujours voulu tout savoir, aussi loin qu'elle pouvait se rappeler, elle s'ennuyait en cours mais passait ses récrés à demander à ses profs toutes sortes de choses, et ne rentrait chez elle que pour se plonger dans des livres scientifiques ou politiques pour adultes, ou dans des essais philosophiques auxquels elle aimait comparer ce qu'elle pensait elle-même. Un jour, elle était allée voir un psy, parce que sa mère s'inquiétait, et il avait proposé une thérapie, mais elle avait refusé de parler d'elle, lui demandant des précisions sur la psychanalyse. Les séances s'étaient terminées, parce que sa mère ne voulait pas payer "ce prix-là pour rien".

    Elle s'assit devant son ordinateur et tapa "argentina actualidad".Elle consultait régulièrement l'actualité internationale, mais ce serait intéressant d'en savoir un peu plus, comme elle y allait. En plus, ça lui ferait lire de l'espagnol, elle le parlait couramment mais le pratiquait beaucoup moins que l'anglais, le japonais ou même l'allemand. L'argentine s'était bien développée ces dernières décennies, mais elle était toujours en retard sur les pays riches, et les bidonvilles étaient encore bien présents. Puis, elle tapa "Buenos Aires".Elle aurait sûrement le temps de visiter un peu...

     

                                                                   5

    Et voilà.Ils étaient arrivés. C'était génial, elle allait passer une semaine entière avec Corto. Une semaine!C'était peu, bien sûr, mais cela lui laisserait peut-être le temps de parler avec lui et...Elle gloussa.

    Puis elle envia, comme chaque jour, cette jeune idiote, là, Cécile, qui, elle, pouvait passer autant de temps qu'elle le voulait avec lui, et qui n'en avait rien à faire. Tous les jours, elle le massait pendant un temps infini, parfois des heures, tandis qu'elle, Fiona, n'avait même pas le droit d'assister à ses entraînements. D'ailleurs, cette fille ne massait certainement pas si bien que ça, et Fiona savait aussi bien faire...Voire mieux.

    Elle s'allongea et rêva de ce qu'elle ferait si seulement elle pouvait se retrouver avec lui, se vit serrer le corps bronzé, au muscles saillants, poser la tête brune sur sa poitrine, et consoler cet enfant au corps puissant. Parce qu'il n'était pas heureux, elle s'en rendait bien compte. Comment pouvait-il être heureux sans amour ? Il avait une vie sexuelle bien remplie, évidemment, mais Fiona n'était pas jalouse de toutes ces fille idiotes qui passaient dans son lit, elles ne le connaîtraient jamais vraiment, son Corto, mais si seulement il voulait bien s'intéresser à elle, il serait heureux parce qu'elle voyait sa fragilité et qu'il pourrait parler librement avec elle...

    Bien sûr, elle était beaucoup plus âgée que lui, mais après tout, elle l'aimait et il avait certainement besoin de quelqu'un comme elle, lui qui n'avait pas eu de mère. Evidemment, ce n'était pas sa mère qu'elle voulait remplacer, il était tellement...Mais ce serait déjà bien s'il pouvait être son confident...Elle s'en voulait terriblement d'être si maladroite quand il était là, parce que cela compromettait ce genre de relations, et donc rendait plus difficiles d'autres relations que celles-là. Elle se promit, comme chaque fois qu'elle le voyait, de se contrôler cette fois-ci, tout en sachant qu'elle n'y parviendrait pas.A sa simple vue, elle sentait son coeur sauter dans sa poitrine et...Elle n'avait jamais ressentit ça pour aucun homme. Elle aurait pu se jeter sur lui si elle ne s'en était pas empêchée.

                                                          

                                                                 6

    Cécile sortit, avec la ferme intention d'aller faire un tour du côté des favelas. Elle n'en avait parlé à personne, sachant très bien qu'on ne l'aurait alors pas laissée sortir du tout. Les bidonvilles de Sao Paulo était un des endroit les plus dangereux au monde, mais, si on ne prenait pas de risque, on ne faisait rien, et le fait d'être ici lui donnait, pour une fois, une raison d'agir. Elle avait des tas d'idées sur ce qu'on devrais faire pour que le Monde aille mieux, et on lui reprochait souvent de n'avoir que ça, des idées. Et bien pour une fois elle allait être confrontée à la réalité.

    A mesure qu'elle s'éloignait du centre, les immeubles devenait plus bas mais aussi plus serrés, comme si un sculpteur s'était amusé à tasser la ville sur les côtés pour lui donner un forme de cône. Les couleurs aussi semblaient disparaître des immeubles, et contaminer les gens, leur vêtements, leurs peaux, elle descendait dans la rue, comme lavée des façades, en un torrent de marchants ambulants, des stands colorés, d'enfants qui jouaient...Cécile pensa alors que décidément, l'argent ne faisait pas le bonheur.

    Mais à la frontière de la ville, lorsque le favela lui-même s'étendit enfin devant ses yeux, elle changea d'avis. Les cabanes étaient construites sans ordre apparent, dans la boue où s'asseyaient les enfants, et partout où elle regardait, elle ne trouvait que des visages sombres, des regards vides, des joues creusées. La révolte l'envahit. Que faisait l'aide internationale ? Bien sûr, l'ONU avait essayé, vers les années dix, de construire des logements en dur pour les habitants des bidonvilles partout dans le monde, mais la population s'accroissait à une vitesse telle que d'autres taudis entouraient les nouveaux quartiers et on n'arrivait pas à s'occuper de tous ces gens. L'idée avait donc été abandonnée, et les plus pauvres laissés à eux-mêmes. Mais aujourd'hui, on avait bien plus de moyens qu'à l'époque!!On pouvait sûrement faire quelque chose. Mais tout le monde avait bien trop peur pour seulement oser mettre le pied dans ces endroits.

    Elle prit une grande inspiration et avança. Elle se demanda à qui elle allait parler en premier, puis elle vit une petite fille, assise sur une pile de tôles, qui dessinait dans le sable avec un bâton. Elle demanda, en espagnol, ce qu'elle faisait là. La gamine sembla d'abord en pas comprendre. Puis donna une réponse incompréhensible, où Cécile saisit quelques mots. Cependant, le visage de la petite avait l'air si fermé que Cécile n'osa pas continuer, mais sourit, glissa quelques pièces dans la main de la gamine et partit. Arrivée en ville, elle se mit à courir, et, dans sa chambre, se fit couler un bain, car elle sentait encore l'odeur immonde du marais où vivaient ces gens .Elle avait peur d'en être imprégnée.

                                                                   7

    Alors qu'elle le massait, détendant ses muscles, relaxant ses nerfs, Corto laissait son esprit vagabonder. Il pensait à après-demain, la foule qui l'accueillerait avec une ovation qui vaudrait largement celles de tous ses concurrents réunies, les nouvelles prises qu'il leur donnerait à voir, plus complexes encore que les meilleures qu'il ait inventées auparavant. Mais il fallait prendre des risques pour toujours les étonner...Chaque année, après la compétition, il se demandait comment il ferait pour être encore meilleur l'année suivante. Et là encore, il avait un doute...Mais il y penserait après la finale, et comme toujours, il trouverait. Pour l'instant, ce n'était pas le problème.

    "Cécile?

    -Oui?

    -Ca fait trois ans qu'on travaille ensemble, et je sais même pas ce que vous faites, dans la vie."

    -Pas grand-chose. Ma vie est pas exactement passionnante.

    Elle se mit à pétrir ses muscles du dos. Elle dit:

    -Je suis en socio. A la fac. Et je fais un peu d'astrophysique.

    -Rien que ça ? Alors vous voulez pas rester kiné?

    -Je sais pas ce que je veux faire. Paraît que j'ai un "besoin compulsif de savoir".

    Les mains montaient et descendaient le long de sa colonne, transmettant un frisson jusqu'à la base de ses cheveux, et les doigts pressaient régulièrement les muscles durcis par l'effort, et semblaient libérer Corto d'une partie de son poids.

    -Vous pouvez pas vous arrêter, c'est ça ?

    -Oui, quelque chose comme ça.

    -C'est comme moi, je veux toujours être meilleur pour impressionner les gens.

    -Vous êtes sûr que c'est pour les gens?

    -...Bonne question.

    Oui, en fait, peut-être qu'il faisait tout ça pour lui-même, pour s'impressionner lui-même, parce qu'après tout il aimait ça. Il était vraiment heureux quand il réussissait un nouvel enchaînement, plus que quand enfin il le montrait au public. Pour atteindre ses limites, peut-être, un jour...

    "Qu'est-ce que vous ferez quand vous aurez plus rien à apprendre?

    Elle sourit, et dit :

    -Je sais pas. Mais je pense que je mourrai avant."

     

                                                                8

             Il sortirent enfin de l'infirmerie. Ca devait bien faire deux heures qu'ils étaient là-dedans. Fiona sentit un petit pincement de jalousie dans sa poitrine. Elle voulait bien croire qu'il fallait qu'il évite les courbatures avant les compétitions, mais quand même ... Elle avait honte de se l'avouer, parce qu'elle méprisait cordialement Cécile, mais elle aurait voulu être à sa place... Rester des heures seule avec lui... Et cette idiote qui n'en profitait même pas, elle en était sûre. C'était d'ailleurs pour ça qu'il la gardait. Si seulement elle aussi pouvait avoir l'air indifférente, il lui permettrait de rester à ses entraînements...

             Mais elle ne voulait certainement pas ressembler à Cécile, cette...On ne pouvait pas la qualifier de femme, tellement elle était peu féminine. Elle s'habillait avec des sacs, toujours deux tailles au-dessus. Un vrai cauchemar de styliste. On aurait pu lui offrir des vêtements de grands couturiers, ça n'aurait rien changé tant elle se tenait mal. Elle n'était pas laide, elle était insignifiante. Ce qui était pire. On ne la remarquait même pas. Elle n'aurait pas été différente si elle avait voulu que personne ne la voie. Elle devait être homo. Et c'était sûrement pour ça qu'elle n'était pas amoureuse de Corto. D'ailleurs, pour ce que Fiona en savait, elle n'avait jamais eu de petit copain. De copine non plus, d'ailleurs. A bien y réfléchir, elle ne l'avait jamais vue avec personne, même pas un ami. Elle se demanda si elle avait seulement entendu sa voix. Non, décidemment, elle ne représentait pas d'obstacle.Ca devait d'ailleurs être la seule femme qui ne voulait pas sortir avec Corto. Rassurée à cette pensée, Fiona se dit qu'à partir de maintenant, elle allait être sympa avec cette pauvre fille... Après tout, elle faisait de la peine...

    -Alors, Corto, prêt pour les essayages ?                                                                        -Oui. Qu'est-ce que vous m'avez fait de beau, cette fois ?                                                      Vous. Ca commençait bien.                                                                                         -Alors ! Cette année, j'ai eu l'idée de reprendre sept fois la même coupe, mais sept couleurs différentes. J'ai pensé que ce serait original. Je pense que si vous en passez un ça suffira.

                    Il prit le kimono blanc, et sortit. Fiona pensa qu'elle avait bien assuré. Elle avait pas eu l'air trop folle. Elle se dit qu'elle allait peut-être parler à Cécile, puisqu'elle avait décidé d'être sympa avec elle.

    -J'aimerais bien voir une de ses nouvelles prises. C'est vrai qu'elles sont encore mieux que tout ce qu'il a jamais fait ?

    -Oui. Mais vous les verrez bien. Il veut essayer de toutes les placer pendant ses matchs, ce qui, a mon avis, est de la folie.

    -De toutes façons il rate jamais rien.

    -C'est vrai. Même à l'entraînement.

    -Sérieusement ??

    -Des fois il s'arrête, comme s'il pensait pas y arriver, mais tout ce qu'il fait, il le réussit.

    -Comment c'est possible ?

    -J'ai pas encore trouvé d'explication rationnelle.

    -Je savais qu'il était surhumain...

    Merde. Pourquoi elle avait dit ça, elle allait passer pour une conne.

    -C'est la seule explication que j'ai trouvé... Mais elle est pas rationnelle...

    Et elle sourit. Finalement, elle était presque normale, cette fille.

     

     

             Corto se regarda dans la glace. Le kimono était simple, mais on voyait la qualité du tissu et de la coupe quand il bougeait un peu. La veste flottait légèrement, mais sans entraver ses mouvements, et revenait toujours en place, et donnait à tous ses gestes une grâce supplémentaire. C'était vrai que Fiona était un peu chiante, mais malgré tout, c'était la meilleure. Elle faisait des vêtements comme ça, sans même avoir besoin de se livrer à des mesures sans fin, que Corto supportait mal –surtout avec elle, qui se mettait dans tous ses états dès qu'elle le voyait. C'était d'ailleurs pour ça qu'il ne s'occupait pas du tout de ses vêtements, et laissait à la styliste l'entière responsabilité de son style. Elle aurait pû lui faire fabriquer un tutu, il n'en aurait rien su, mais il semblait que moins il s'en occupait, plus elle était performante. Elle avait l'œil, à tel point qu'il n'y aurait même pas besoin de retouche. C'était parfait.

             « Bon, alors, qu'est-ce que vous en pensez, les filles ? »Il se sentait tout d'un coup d'humeur joyeuse.

    Les filles, c'est-à-dire Cécile et Fiona, regardèrent un moment.

    « Très bien » dit Cécile. Fiona rougit. Et gloussa. Corto avait espéré, presque cru, qu'elle n'était plus hystérique, mais finalement, c'était bien la même Fiona. Après tout, c'était pas bien grave. Cela faisait tellement longtemps que les femmes devenaient folles en sa présence qu'il s'était habitué. Il les méprisait un peu pour ça, mais ne leur en voulait plus. Il aurait préféré passer un peu plus inaperçu parfois, avoir des relations normales avec les gens, mais il considérait que ce n'était la faute de personne. C'était lui qui avait voulu être une star, au début. Maintenant, quoi qu'il fasse, il resterait une légende. Alors autant continuer.

             Il eut envie de prendre quelques poses, de faire quelques mouvements, pour leur faire observer l'effet.

    « C'est encore mieux que ce que j'imaginait. Faut dire que le modèle y est pour quelque chose » gloussa Fiona. Il la regarda, en essayant de toutes ses forces de faire passer un message qui disait quelque chose comme : non, je ne coucherai pas avec toi, je suis désolé.

             De retour dans sa chambre, il se demanda si ça avait marché.

     

                                                               10

     

             Cécile massait, massait, mais elle le sentait tendu sous ses doigts. Le combat s'était bien passé, le public avait été parfait, mais c'est vrai que ce type faisait froid dans le dos. Evidemment, c'était juste un fou qui professait, pensant peut-être créer une secte. Mais à elle aussi, qui pourtant n'était pas concernée par la soi-disant prophécie, il avait fait une drôle d'impression. Parce qu'après tout, les gens le traitaient déjà comme un demi-Dieu, alors c'était pas étonnant qu'un illuminé... Bon, c'est vrai qu'il aurait pû trouver un Dieu plus sympa. Quetzacoatl, et puis quoi encore ? Depuis le temps qu'on en entendait plus parler, de celui-là...

     

     

                                                                 11

     

    Il fallait absolument se détendre, s'il n'arrêtait pas de penser à ça, il y serait encore demain matin, et alors ...

             Il pensa à l'hystérie de la foule quand il était monté sur le ring, et sourit intérieurement ; il pensa à la sensation de perfection que lui donnait chacun de ses mouvements pendant le combat, de l'euphorie qui l'avait envahi, comme toujours après un combat. Et aux mots que lui avait glissé son adversaire à la fin, un jeune gars dont apparemment le seul but dans la vie avait été de se qualifier aux Wonder Fighters pour le voir. Il avait toujours son numéro de téléphone -et de chambre- dans la poche de sa veste...

             Puis il oublia de ne pas penser à la suite, et il revit, dans la foule, ce visage aux yeux écarquillés, et cette voix qui répétait « salva el Mundo , Quetzacoatl».Il avait dit aussi d'autre trucs, que Cécile lui avait résumé. En gros, lui, Corto, était le fils –ou l'incarnation humaine- de Quetzacoatl, le Dieu serpent à plumes, qui exigeait sous le règne aztecque des sacrifices humains. C'était vraiment bizarre, d'ailleurs, que ça le trouble à ce point. Il était habitué aux hystériques, aux groupies, à ceux qui voulaient déchirer ses vêtements, et il y en avait déjà eu  qui avaient voulu créer des sectes dont il aurait été le gourou. Alors il allait pas se faire déconcentrer par un taré.

    -Laissez tomber, Cécile, je crois que je vais me reposer, ça devrait aller mieux demain.

    -Oui. Une bonne nuit de sommeil, des fois, y'a que ça. Mais si vous voulez en parler, appelez-moi.

    -Je sais pas pourquoi je réagis comme ça.

    -Ben, c'est un choc, non ? C'est normal. Mais peut-être que vous devriez voir un psy.

    -Ouhlà, non, surtout pas !

    -Ouais, moi je dis ça, c'est peut-être parce que j'en ai trop vu dans ma vie.

     

                                  

                                                                  12

     

             Le reste de la semaine s'était extraordinairement bien passé, et Fiona avait oublié cet incident depuis longtemps. Elle était confiante et heureuse. Il lui semblait que Corto, enfin, s'était rapproché d'elle : il lui parlait beaucoup plus, et toujours très gentiment, il lui demandait même comment elle allait, ce qu'il n'aurait jamais fait seulement quelques jours plus tôt, de peur qu'elle ne le lâche plus. Alors, même si elle mourrait d'envie de sauter de joie à chaque regard qu'il lui adressait, elle se retenait, et répondait simplement, comme s'il avait été n'importe qui. En fait, c'était évidemment ce qu'il voulais : qu'on le traite comme une personne normale. Elle avait été vraiment conne de ne pas y penser plus tôt.

             Tout ce qu'elle avait à faire, c'était faire comme si elle ne ressentait rien pour lui, et elle devenait excellente à ce jeu-là. Elle arrivait même à oublier sa jalousie envers Cécile, et la pauvre petite lui faisait même souvent pitié. Elle ne savait vraiment pas s'habiller et se mettre en valeur, on aurait dit qu'elle voulait faire oublier l'existence de son corps. Elle aurait voulu lui dire que ce n'était pas comme ça qu'elle allait se faire aimer des hommes, mais elle avait le sentiment que ça ne servirait à rien, parce que Cécile ne cherchait pas à se faire aimer. Elle paraissait toujours perdue dans ses pensées, en ne se mettait jamais en avant dans une conversation. Elle devait dire à peu près trois phrases par jour, en comptant Bonjour et au revoir. Il fallait vraiment que quelqu'un prenne cette gamine en main, et Fiona se dit que, dans l'avion du retour, elle lui parlerait. Pour la première fois, elle se sentit investie d'une mission humaniste.

     

     

                                                               13

     

    Et voilà. La finale, il ne restait plus que ça. Il n'y avait aucune raison pour qu'il échoue, mais, en effet, il n'avait pas été aussi bon que d'autres fois. Il avait pu placer quelques nouvelles prises dans ses combats, mais pas autant qu'il l'aurait voulu, et les gens attendaient tellement de lui... Il ne comprenait pas pourquoi ce type, ce taré qui le prenait pour un demi-dieu l'avait tellement marqué. Il y pensait même pendant les matchs, alors que d'habitude, quand il combattait, il ne pensait à rien. Et il dormait mal, il se réveillait parfois en sueur, s'étant vu dévorer vivant son premier adversaire, le jeune Mexicain qui lui avait donné son numéro.

    Bon. Se détendre. Il restait dix minutes, il fallait qu'il se vide de ces pensées. Il réfléchirait plus tard. Pour l'instant, il fallait se battre.

             Sur le ring. Son adversaire, un Chinois, était plus grand que lui, et bien plus musclé. 2.10 mètres, 120 kilos, pensa-t-il. Il s'en foutait, il avait la technique pour lui. La classe. Au signal de début, le géant se jeta sur lui – bêtement, tout le monde sait qu'il vaut mieux se défendre qu'attaquer, en arts martiaux-, mais Corto vola au-dessus de sa tête, et atterrit en lui décochant un coup de pied à l'oreille, pas trop fort, parce qu'il fallait faire durer le plaisir du public. Puis il roula au loin, se préparant à partir sur un enchaînement qu'il avait réservé pour la finale. Avec une rapidité remarquable, il se glissa derrière son adversaire, et, quand celui-ci se retourna, l'attrapa fermement, et entreprit, en une danse bien réglée,  de lui montrer sa supériorité. L'autre, trop surpris, ne pouvait faire un geste, et bientôt, la torture de se sentir contrôlé par Corto, que tous ses opposants avaient connu à leurs dépends, pris fin, et il se trouva éjecté hors du ring, dans la foule en furie.

    Le cri s'amplifia quand Corto leva les bras, en signe de victoire, et la foule porta le perdant jusqu'au ring, ou il alla saluer le vainqueur. Puis chacun partit de son côté. Mais tout à coup, Corto, à cause peut-être d'un pressentiment, se retourna brusquement pour voir le Chinois se jeter sur lui, un objet brillant à la main, qui lui érafla l'épaule. Le sang se mit à couler abondamment, mais, avant que Corto ait seulement eu le temps d'être conscient de la douleur, une fureur comme il n'en avait jamais ressentie l'envahit, et il frappa de toutes ses forces le sternum de son attaquant. Soudain, il y eu un silence de mort, et Corto, retrouvant ses esprits, vis le visage surpris, tordu par l'agonie, de son agresseur, et lâcha le cœur qui battait entre ses doigts serrés, retirant sa main ensanglantée. Il recula, et l'homme en face de lui tomba en avant, une flaque de sang commençant à se former sous lui. Dans le silence il s'entendit crier « an ambulance !! », et alors la panique et l'hystérie semblèrent prendre la place de la stupeur. Il sentit des mains se poser sur ses épaules, et l'emporter au loin, mais il ne voyait rien, l'image de l'homme agonisant devant lui formait comme un voile devant ses yeux. Il avait tué un homme, et il l'avait fait comme instinctivement, et avec une force qu'il ne se connaissait pas jusqu'alors. Et, surtout... Non, c'était idiot, il ne croyait pas à ces trucs-là. Il se rendit compte qu'il était entouré de Cécile, Fiona, et quelques membres organisateurs qui l'empêchaient de voir le corps de sa victime.

     

     

                                                        

     

                                                            14

     

             Elle savait qu'il était le meilleur, mais pas à ce point. Elle n'imaginait pas qu'il était humainement possible de briser le sternum d'un homme de 120 kilos, tout en muscles, avec un seul coup de poing, et l'épaule blessée et tout. Mais il avait l'air assez choqué par ce qui venait d'arriver, surtout que c'est vrai que c'était une façon particulièrement violente de... Enfin d'ailleurs, il n'était pas encore mort. Quand ils l'avaient mis dans l'ambulance, il bougeait encore. Et ça porterait malheur de dire qu'il l'était déjà alors qu'il l'était pas. Enfin, en tous cas, elle comprenait parfaitement que Corto ait été traumatisé. Et puis ça prouvait qu'il était sensible, un homme devait être sensible, et puis ça n'enlevait rien à sa virilité. Heureusement qu'il avait été bien entouré, tout le monde s'était tout de suite rangé de son côté, et elle-même –elle en était très fière- lui avait dit que ce n'était pas de sa faute, qu'il ne faisait que se défendre. Ca l'avait sûrement réconforté. Maintenant, il était en train de se faire recoudre l'épaule, et elle attendait avec Cécile qu'il sorte de la salle d'opération. Il avait refusé d'être anesthésié, parce qu'il voulait savoir le plus tôt possible si le Chinois allait survivre. Il était vraiment courageux.

             Elle se tourna vers Cécile : « Dis donc, heureusement qu'il a de bons réflexes, sinon, ce fou l'aurait eu au thorax.

    -Moui.

    -T'as pas l'air convaincue. C'est sûr que c'est horrible, mais il valait mieux que ce soit l'autre qui y passe, non ?

    -...

    -Enfin... Tout est bien qui finit bien. Non ?

    -Pas vraiment, non.

    -Oui, non, il est un peu choqué, mais il va s'en remettre. Et puis, un incident en chasse un autre, c'est ça la vie des champions, et, au moins, il aura oublié ce taré religieux de l'autre fois !

    -Vous croyez !? »

    Il y avait quelque chose de sec et sarcastique dans la voix de Cécile, mais Fiona ne parvint pas à savoir quelle gaffe elle avait pu faire.

                                       

                                                                       15

     

             Corto reçu sa médaille le lendemain matin ; elle lui fut apportée dans sa chambre, sans grande pompe : « vu les circonstances, on risquerait une émeute », avait dit Maître Rodriguez, le président de la fédération argentine.

    Cécile attendait dans le couloir de l'hôpital, où le Chinois était sur la table d'opération en ce moment même. Il avait insisté pour qu'elle attende le résultat de l'opération, et qu'elle lui téléphone tout de suite au poste de police où il était interrogé. Le lieutenant leur avait bien dit que tout le monde savait que c'était de la légitime défense –il n'y aurait peut-être même pas de procès- mais c'était la procédure. Cécile n'était pas sûre qu'elle soit appliquée absolument tout le temps, mais, évidemment, pour une histoire aussi médiatique...

    Elle se demanda combien de personnes avaient fait le rapprochement... Corto, c'était sûr, vu comme il était troublé encore ce matin. Il avait un regard de bête traquée, et de résignation à la fois. Cécile ne pouvait qu'imaginer ce qu'il ressentait. Lorsque la veille, il avait eu l'air de reprendre ses esprits, il s'était accroché à son bras, sans la voir, et avait répété comme pour lui-même : « je sais pas ce qui m'a pris ». Et puis il s'était tut, et elle ne l'avait pas entendu prononcer un seul mot de plus, à part pour lui dire de rester à l'hôpital. Parfois il regardait quelqu'un dans les yeux, ouvrait la bouche pour parler puis se ravisait et baissait la tête à nouveau. Tout le monde avait essayé de le rassurer, lui disant qu'il ne risquait rien, qu'il n'y avait rien d'autre à faire, mais il restait muet, tous ces yeux exprimant un mélange de peur et d'admiration braqués sur lui. Parce qu'il avaient peur, tous. Ils avaient vu ce visage grimaçant, ce regard enragé, et surtout, la force de celui qui était leur idole. Et lui qui autrefois était si fier de ne pas utiliser la force brute, le « génie » de la technique, lui s'était fait peur à lui-même.

     

     

                                                       16

     

    « Bon, vos signez ici si d'accord avec la dépositionne. Et monsieur, on sait bien que vos êtes raison de faire ça. Pas de probléme. ». Corto lu , en tremblant un peu, surtout quand il arriva au passage « le suspect déclare ne pas s'être rendu compte de la force du coup, et n'avoir en aucun cas voulu tuer ou mettre la victime en danger.»Il remercia alors en pensée Fiona d'être à côté, et de ne rien dire. Seul, il n'aurait pas pu. Il signa, et demanda au lieutenant s'il avait des nouvelles du bloc opératoire. Il n'en avait pas, mais ça ne devait pas tarder, et puis de toutes façons, il pouvait bien mourir, l'autre, pour ce qu'on en avait à faire. Pourvu qu'il ne meure pas, se dit Corto. Aller, dit Fiona, et elle se leva, et le fit lever en le tenant par  les épaules. Il suivit le mouvement, et se laissa entraîner vers la sortie. Dehors, la foule criait, hystérique, et ils rentrèrent à nouveau. On les emmena dans une sorte de chambre, ou une cellule, et il s'assit lentement sur le lit. Son portable sonna, il le prit, le tendit à Fiona, qui répondit :

    « Ah, Cécile, alors ? »

    Il le lui prit des mains, et entendit, à l'autre bout du fil :

    « ...finit, il est en réanimation, et ça s'est bien passé, mais ils sont encore réservés sur le ... Corto, c'est vous ?

    -         Oui, chuchota-t-il

    -         Bon, écoutez, il est pas vraiment en bonne santé, mais il devrait s'en sortir. Ils l'interrogeront, et on saura s'il avait des supérieurs dans cette...Mais à mon avis, c'est un fou qui a agit tout seul.

    -         Oui. »Il n'avait sûrement pas l'air convaincu mais tant pis.

    -         Euh, Corto ?...Je crois que je sais ce que vous pensez, mais... Enfin, évidemment moi aussi ça m'a traversé l'esprit, mais y'a pas de raison, hein ? C'est juste une coïncidence. »

    Elle savait. Il se sentit un peu soulagé. En raccrochant, il eut envie de parler à Fiona, d'avoir l'air un peu normal. Et puis elle avait raison, c'était une pure coïncidence. Oui.

     

     

     

           

                                                    17

     

    Corto fut innocenté dès le lendemain matin, sans procès. La délégation chinoise vint même lui présenter ses excuses, mais il savait que c'était parce que c'était lui, et ça le rendait mal à l'aise. Il n'avait jamais pris conscience réellement qu'il était un être à part et que tout le monde le traitait avec une certaine crainte, une certaine distance, mais, depuis l'incident, c'était devenu tellement flagrant qu'il en venait à se demander s'il avait jamais parlé d'égal à égal avec quelqu'un. Bien sûr, cela avait dû arriver avant qu'il en soit connu, quand il s'était inscrit à son premier tournoi, par exemple, où le type, voyant ce gamin d'une dizaine d'années, avait éclaté de rire et refusé de l'enregistrer ; mais Corto n'avait jamais vraiment eu d'amis, ou alors, il ne s'en souvenait plus. Dans sa mémoire, il avait toujours vécu seul, dans la rue puis dans les hôtels de luxe, mais toujours en retrait de la communauté humaine. Il ne se souvenait pas avoir jamais eu de parents, et pourtant sinon, comment aurait-il survécu avant l'âge de sept ou huit ans ? Son enfance, avant qu'il devienne un combattant, ne lui semblait pas marquée temporellement, aussi il ne savait pas vraiment jusqu'à quand remontait sa mémoire, mais sûrement pas très jeune.

             Finalement, se dit-il, si ça se trouvait, ce malaise à cause du supporter mexicain, c'était peut-être tout simplement parce que ça lui rappelait qu'il ne connaissait pas ses origines. Pourtant il avait quand même failli lui arracher le cœur. Non, ne pas penser à ça. Finalement, peut-être que Cécile avait raison, il avait peut-être besoin d'une psychanalyse.

             Il jeta un coup d'œil à son reflet dans la glace. Oui, il était définitivement sud-américain. Il n'y avait jamais accordé une grande importance, parce que la couleur ne trahissait plus du tout l'origine, tant les populations avaient bougé ces dernières décennies, mais maintenant, cela prenait une nouvelle signification. Pourquoi tout, absolument tout, concordait dans ce sens ? Ceci dit, c'était peut-être parce qu'il avait la tête de l'emploi qu'une secte avait décidé qu'il était ... Et puis, il n'avait pas les yeux très ridés, il pouvait très bien être métisse. Et puis il n'avait pas de plumes. Non, c'était ridicule. Il sortit.

     


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