• Chapitres 17 à 30

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    Corto fut innocenté dès le lendemain matin, sans procès. La délégation chinoise vint même lui présenter ses excuses, juste parce que c'était lui, et ça le rendit mal à l'aise. Il n'avait jamais pris conscience réellement qu'il était un être à part et que tout le monde le traitait avec une certaine crainte, une certaine distance, mais, depuis l'incident, c'était devenu tellement flagrant qu'il en venait à se demander s'il avait jamais parlé d'égal à égal avec quelqu'un. Bien sûr, cela avait dû arriver avant qu'il en soit connu, quand il s'était inscrit à son premier tournoi, par exemple, où le type, voyant ce gamin d'une dizaine d'années, avait éclaté de rire et refusé de l'enregistrer ; mais Corto n'avait jamais vraiment eu d'amis, ou alors, il ne s'en souvenait plus. Dans sa mémoire, il avait toujours vécu seul, dans la rue puis dans les hôtels de luxe, mais toujours en retrait de la communauté humaine. Il ne se souvenait pas avoir jamais eu de parents, et pourtant sinon, comment aurait-il survécu avant l'âge de sept ou huit ans ? Son enfance, avant qu'il devienne un combattant, ne lui semblait pas marquée temporellement, aussi il ne savait pas vraiment jusqu'à quand remontait sa mémoire, mais sûrement pas très jeune.

             Finalement, se dit-il, si ça se trouvait, ce malaise à cause du supporter mexicain, c'était peut-être tout simplement parce que ça lui rappelait qu'il ne connaissait pas ses origines. Pourtant il avait quand même failli lui arracher le cœur. Non, ne pas penser à ça. Finalement, peut-être que Cécile avait raison, il avait peut-être besoin d'une psychanalyse.

             Il jeta un coup d'œil à son reflet dans la glace. Oui, il était définitivement sud-américain. Il n'y avait jamais accordé une grande importance, parce que la couleur ne trahissait plus du tout l'origine, tant les populations avaient bougé ces dernières décennies, mais maintenant, cela prenait une nouvelle signification. Pourquoi tout, absolument tout, concordait dans ce sens ? Ceci dit, c'était peut-être parce qu'il avait la tête de l'emploi qu'une secte avait décidé qu'il était ... Et puis, il n'avait pas les yeux très ridés, il pouvait très bien être métisse. Et puis il n'avait pas de plumes. Non, c'était ridicule. Il sortit.


     


     


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             Enfin. Ils décollaient. Ils allaient pouvoir laisser cette semaine derrière eux, et ce n'était pas trop tôt. Le gros chinois était toujours à l'hôpital, mis les médecins disaient qu'il devait sortir du coma dans une semaine au plus, sans séquelles. Ils allaient l'interroger, et tout rentrerait dans l'ordre. En plus, Corto avait l'air de s'être détendu, peut-être parce qu'il savait qu'il ne l'avait pas tué. Quant à sa blessure à l'épaule, il avait cicatrisé étonnamment vite. Il disait qu'il n'avait plus mal, et la coupure était déjà refermée. En fait, se dit Cécile, tout est bien qui finit bien. Elle regrettait juste de ne pas être retournée au bidonville, à cause de tous ces événements. Tant pis, elle enverrait un peu d'argent à des assoc'.


             « Hey, Cécile, vient voir là. »C'était Fiona. « Tu sais, je pensais, on est pas trop pareilles toutes les deux, mais... Je me disais, je te voudrais bien comme modèle. Je sais que tu est discrète, mais je voudrais voir ce que mes collections donnent sur toi. »


    Cécile n'en croyait pas ses yeux. Si on lui avait dit qu'un jour on lui demanderait...


    Et après tout, pourquoi pas ?


            


     


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             Le jeune mexicain était un rang derrière dans l'avion, et Corto avait bien envie de se retourner, mais il n'osait pas. C'est vrai qu'il avait l'air sympa, ce petit gars. Il n'avait jamais eu de relation avec des hommes, mais on ne perdait rien à essayer, et l'idée lui avait traversé l'esprit plus d'une fois déjà, au cours de la semaine. Il sentait qu'il était observé, mais comment se retourner en ayant l'air naturel ? Oh, après tout, c'était lui la star, il serait de toutes façons moins gêné que l'autre, il aurait pas l'air con. Il détacha sa ceinture, se retourna.


     


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             Fiona se concentrait pour essayer de comprendre la théorie d'unification des interactions fondamentales que lui expliquait Cécile. Enfin, pour l'instant, elle lui expliquait un truc sur l'espace temps, qu'on représente en deux dimensions mais qui en fait en a quatre. Elle s'enflammait réellement, ça avait l'air de la passionner, et Fiona se dit qu'elle avait du courage pour tenter d'expliquer à une inculte comme elle une théorie que personne ne comprenait vraiment (elle avait lu ça quelque part, elle ne savait plus où). Soudain quelque chose était bizarre. Cécile s'était arrêtée, et on n'entendait plus rien. Mais vraiment rien. Même pas le bruit des souffleries. Elle regarda autour d'elle, certaines personnes semblaient arrêtées dans leurs activités, d'autre continuaient comme s'il n'avaient rien remarqué. Et l'alarme ne fonctionnait pas. Derrière, Corto et le jeune homme n'avaient rien remarqué, et étaient enlacés. Elle ressentit une pointe de jalousie.


     

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             Corto s'était retrouvé à l'avant de l'avion, dans le cockpit, entouré de trois cadavres, l'équipage sûrement, dont l'un avait été coupé en deux à la taille par sa ceinture de sécurité. Le jeune homme – Heaven, un pseudo, mais il ne lui avait pas dit son nom - était toujours dans ses bras, inconscient, mais vivant, et il ne semblait pas être blessé.
             Il était retourné vers l'arrière, lentement, enjambant les cadavres. L'un d'eux avait gémi, mais il n'y avait pas prêté attention. Je le connais pas. Plus il avançait, plus il perdait espoir. Tous morts ou mourants, la déduction logique était que... Il se rendit compte qu'il avait dépassé sa propre place dans l'avion, quand il vit la vieille femme qui était assise à coté d'Heaven. Morte. Il revint sur ses pas. Cécile. Elle saignait du crâne. A coté d'elle un corps méconnaissable. Il se força à ne pas y penser. Il s'en voulu de ne pas l'avoir rendue heureuse. Agir, ne pas penser. Alors qu'il allait dégager Cécile, il se rendit compte qu'il portait Heaven sur son épaule. Il le posa dans l'allée, et arracha le fauteuil devant Cécile. Il était tombé sur sa jambe, mais n'avait rien cassé. Il la prit sur son bras, relança Heaven sur son épaule. L'arrière de la carlingue était écrasé. Il se souvint que l'avant était intact. Pas d'issue.
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             Elle ressentait une douleur insoutenable à la tête, au dessus du front. L'accident. Ouvrir les yeux. Allez. Du sang. Je saigne. Un cockpit. Corto est vivant.
             « Corto... »
             Elle se releva sur les coudes, et Corto la soutint derrière la nuque. Elle saignait trop, il fallait arrêter l'hémorragie. Carotide. Elle essaya d'appuyer sur sa carotide, mais n'avait pas la force. Elle avait le vertige.
             « Corto... Il me faut un bandage. 
    -         Je t'en ai fait un, mais ça saigne toujours. »
    Elle se rallongea, pour économiser ses forces, et lui donna des instructions pour lui bander la tête correctement.
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    « Plus serré... Serre au maximum. Aïe, non. Voilà. Tient, il a bougé. »
    Il ouvrit les yeux. Corto le regardait. Et une fille, allongée sur le sol, l'air mal en point. Tout d'un coup, la fille regarda autour d'elle, et poussa un cri étouffé. Il suivi son regard. Des corps. Les pilotes. L'accident. Et dans le reste de l'avion, le chaos. Il cru qu'il allait pleurer. Puis il fut heureux de ne pas être seul.
    -         Tout le monde est mort ?
    -         Non, quand je vous ai ramenés, il y avait des gens qui bougeaient et qui gémissaient.
    La fille sembla se réveiller  en sursaut. Elle s'appuya sur l'épaule de Corto, se leva, chancela... Et resta debout.
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    Maintenant. C'était maintenant qu'elle devait agir. Soudain, la vérité frappa Cécile de plein fouet. Elle n'avait repris des études après son diplôme de médecine que parce qu'elle ne voulait pas agir. Elle avait peur, peur de la réalité. Elle le savait depuis longtemps, au fond. Mais... Elle y pensait pour la première fois, et se détesta tout d'un coup, se méprisa, elle qui s'était toujours cru au dessus des autres, de par son intelligence. A quoi ça sert, si on n'aide personne. C'est maintenant qu'il faut agir, et tu vas agir. Elle sortit du cockpit, et dans la carcasse, elle découvrit l'horreur.
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    « Cécile...Assieds-toi. » Elle allait s'épuiser, avec le sang qu'elle avait perdu, c'était impossible qu'elle fasse un pas de plus.
    « Venez. Il va falloir m'aider à les porter. » Heaven s'était avancé, alors Corto obéit aussi. Ils trouvèrent plusieurs survivants, mais tous étaient dans un état critique. Cécile se mis à bander, poser des attelles, donner des médicaments qu'ils avaient trouvés dans la pharmacie de l'avion. Elle déployait une énergie que Corto n'aurait jamais supposé qu'elle avait, même en pleine forme. Puis il se souvint avoir entendu parler de gens qui avaient une telle volonté qu'ils pouvaient utiliser toute leur énergie, puis tomber morts. De toutes façons, il sentait que quoi qu'il dise, elle continuerait.
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    Le jour se leva, et Cécile se coucha. Elle n'était pas tombée d'épuisement avant d'avoir fait ce qu'elle pouvait pour les blessés. Heaven se sentit tout petit face à cette fille, et face à Corto, aussi. Il allait mourir en compagnie des deux personnes les plus remarquables qu'il ait jamais rencontrées. Valait mieux ne pas mourir du tout, mais bon... Ils étaient coincés dans cet avion, dans cette jungle. Quelques minutes plus tôt, il avait surmonté son dégoût et était sorti par l'arrière de la carcasse, qui était littéralement déchiré, enjambant des corps, en poussant d'autres, pour un peu d'air frais.
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             Corto et Heaven transportèrent Cécile, profondément endormie, et les blessés, hors du cockpit, à travers l'étuve suffocante des corps qui commençaient à se décomposer, et les déposèrent délicatement sur la terre meuble, à l'abri de l'aile brisée de l'avion. Ils se roulèrent immédiatement en boule à leurs côtés, et avant de tomber dans les bras de Morphée, Corto cru voir trembler légèrement la forme recroquevillée de Heaven.
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             Quatre personnes étaient mortes pendant la nuit, deux étaient toujours dans le coma, mais, pensa Cécile, les trois autres semblaient aller mieux, et lui avaient parlé. L'un d'entre eux était ingénieur, et rentrait aux Etats-Unis après avoir cherché des marchés pour une nouvelle invention de son entreprise. Il s'appelait Kevin. La deuxième était une jeune fille, Greta, qui avait participé au championnat féminin d'arts martiaux, et était arrivée deuxième. Et puis, et cela lui redonnait des forces rien que d'y penser, une petite fille qui avait été protégée par son père lors de la chute de l'avion. Son père était mort, et elle-même avait subi plusieurs fractures, mais Cécile était très fière d'avoir sauvé une enfant. Elle essayait maintenant de la réconforter. Apparemment sa mère était aussi dans l'avion, et Eva n'avait plus de parents.
             Les deux personnes dans le coma  étaient une femme d'âge mûr – à peu près l'âge de Fiona, pensa Cécile, puis elle repoussa cette pensée, parce qu'elle savait que ça ne servait à rien de se lamenter. Ce qui était fait était fait. Et puis un adolescent très grand et squelettique, d'une quinzaine d'années, qui souffrait d'hématomes divers et d'une fracture à la jambe.
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             Corto sortit de sa torpeur lorsque la nuit tomba. Il faisait moins chaud. Pas frais, mais on respirait mieux. Il se leva et regarda autour de lui, écouta le silence de la forêt, ce silence qui n'en était pas vraiment un, plein de petits bruits de vie : le cricri des insectes, le bruit du vent dans les feuilles des arbres gigantesques, des chants étranges, ceux d'oiseaux qu'il ne connaissait pas. Et, au milieu de toute cette vie, il y avait la mort : une centaine de cadavres entassés dans une grande carcasse blanche comme un linceul. Il fallait qu'il se change les idées. Il sauta sur la première branche de l'arbre le plus proche avec une facilité déconcertante, même pour lui, et commença l'escalade.
             Au fur et à mesure de l'ascension, il sentait qu'il se calmait, ses mouvements retrouvaient le parfait contrôle dont il avait l'habitude, et il se sentit à la fois en symbiose avec la nature et plus puissant qu'elle ; une euphorie effrayante s'emparait de lui, et il ne savait plus très bien s'il avait envie de rire, de crier, de pleurer ou de sauter dans le vide. Il ne fit rien de tout ça. Il resta simplement debout, en équilibre sur l'une des plus hautes branches, à regarder dans le vague, à écouter, respirer, sentir le souffle de l'air sur son torse nu, l'écorce sous ses pieds, les racines du grand arbre dans le sol, et toute la forêt autour de lui, en lui. Il sentait le vent dans ses feuilles, les oiseaux sur ses branches. Les termites dans son tronc, qui le rongeaient de l'intérieur. Il n'était plus Corto. Il était un arbre, il était la terre, un arbre enraciné dans la terre, enraciné en lui-même, la forêt lui parlait, non, il était la forêt, il était la terre sous et autour de la forêt. Il se tourna vers un point de chaleur au loin. La chaleur l'appelait. Il sentit le vent qui agitait ses plumes argentées. Il glissa, vola, ondula vers la chaleur. Il ne voyait plus, n'entendait rien de distinct, et pourtant il savait ou il allait. Vers la chaleur. Pourquoi allait-il là-bas ? Et qui était « il » ? Il se souvint. Il redevint Corto, debout sur la pointe des pieds au sommet de l'arbre le plus haut de la forêt. Il voyait de nouveau. Il entendait de nouveau. Il sentait, il goûtait l'air humide. Il touchait. Et puis... Autre chose. Sentiment d'unité. Comme s'il avait vécu toute sa vie avec un manque, quelque chose en moins, qu'il avait retrouvé. Qui l'avait retrouvé. Il glissa le long du tronc, jusqu'en bas. La Forêt le portait.
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             Cécile s'était réveillée pour trouver ses deux patients un peu mieux, et les deux comateux, encore très faibles mais conscients. Le ciel rosissait à l'Est. Elle ne vit pas d'où venait Corto. Il n'était pas là ; puis il était à son épaule.
    -         Tu as vu Heaven ?
    -         Il dort encore. Je crois qu'il a eu du mal à s'endormir. Il est choqué.
    -         Et toi, ça va ? Tu vas te tuer si tu oublies de penser un peu à toi.
    -         J'ai jamais eu de problèmes pour dormir. Je veux dormir, je dors. Dès que tout le monde sera en meilleure forme, il faudra qu'on y aille.
    -         Hein ?
    -         Qu'on sorte de cette jungle. Mais pour l'instant, il faut soigner les deux nouveaux, de façon à ce qu'ils supportent le déplacement. Et il nous faudrait de la nourriture. Si tu pouvais me trouver ça...
    31
             Heaven entendait des voix. Il ouvrit les yeux. Il avait encore sommeil, mais se leva brusquement. «  Tu vas chasser? Attends, j'arrive. »
             Corto marchait devant. Heaven n'osait pas lui dire qu'il savait suivre des pistes. Il l'admirait bien trop. Et il aimait ce silence entre eux. Depuis le crash, Corto ne lui avait pas témoigné d'affection, mais être ensemble, c'était mieux que rien. Ils n'attraperaient rien comme ça, évidemment. Corto marchait, le nez en l'air, et donnait l'impression de penser à autre chose, ou en tous cas à rien qui concernait la chasse. Il était grand et beau, sa démarche était souple, féline, son pied se posait parfaitement sur le sol, se déroulait magnifiquement, et tout son corps suivait, droit, souple. La perfection dans le moindre mouvement. Il l'avait déjà remarqué lorsqu'il combattait, mais ne l'avait pas vraiment observé dans la vie courante. La veille il était bien trop fatigué.
             Heaven se rendit compte qu'il entendait un bruit de ruisseau. Il était déjà assez fort, mais il rêvassait trop pour l'avoir entendu plus tôt. Il espéra que Corto se rappelait d'où ils venaient. Il ouvrit la bouche pour lui poser la question, mais Corto l'arrêta d'un geste. On voyait un torrent à travers les feuillages. Mais pas d'animaux. Il remarqua des traces de diverses tailles dans la boue, au bord de l'eau. Evidemment. Tous les animaux venaient boire ici, et depuis le début, c'était l'eau que Corto cherchait. Il avait dû l'entendre bien avant Heaven, ou peut être même qu'il l'avait repéré la veille, quand il s'était levé en pleine nuit.
             Un tapir, ou quelque chose qui s'en rapprochait, vint boire. Par signes, Heaven proposa à Corto de l'attraper. Il secoua la tête. Il paraissait guetter autre chose. Soudain il bondit, sembla courir le long d'un tronc tellement il grimpait vite, puis fut esserré par un python, puis le python mourut. Heaven avait à peine posé un premier pied sur le tronc. Le temps de formuler cette pensé, Corto était en bas de nouveau, le serpent enroulé comme une corde autour de son épaule.
    -         Comment tu fais pour bouger aussi vite ?
    -         ...
    -         Et pourquoi t'as pas attrapé le tapir, plutôt ?
    -         Trop facile. Et puis je vouais le python depuis le début. C'est lui que j'avais repéré. Le fourmilier a servit d'appât. En plus, il vaut mieux une chair pas trop sèche, les malades auraient du mal.
    Il n'en croyait pas ses yeux. Tous les combats de Corto, tous ceux qu'il avait vu, celui où il avait été étalé en trois mouvements, rien ne valait ce qu'il venait de voir. Une pensée lui vint : Corto ralentit ses mouvements pour le spectacle. Sinon ses combats dureraient une seconde. Corto ne le regardait pas. Tout à coup il se dit que dans son admiration pour cet homme, il y avait de la peur. Non, une sorte d'adoration d'inférieur, envers un Dieu qu'on ne pourra jamais égaler. Heaven avait envie de pleurer, à la fois à cause de la douleur de ne pas être regardé et de sa propre faiblesse. Il eut envie de partir loin de son idole, pour redevenir supérieur. Trop facile.
    Le soir même, Heaven s'éclipsa quand il fut sûr que les autres dormaient.
    Cécile avait un mal de crâne affreux. Ca devait être la chaleur qu'il avait fait toute la journée. Cécile n'avait jamais eu de fièvre ni de migraine, ou en tous cas elle ne s'en souvenait pas. Elle avait dû en avoir quand elle était petite, comme tout le monde. Ca devait être psychosomatique.
    Elle fit abstraction. Se concentrer malgré tout, c'était un de ses point forts, et un petit mal de crâne n'allait pas l'arrêter.
    Le jeune homme qui était dans le coma la veille avait décliné toute la journée. Il ne disait plus rien de compréhensible dans son délire. Elle savait bien ce qui allait se passer, et elle l'acceptait. Elle était habituée. Ce mal de crâne ne partait pas. Mais si, il partait, il suffisait de le chasser. Elle posa une main sur le front du garçon, et prit son pouls à la carotide. Il ne pouvait pas mourir d'une fracture à la jambe, il devait y avoir un traumatisme crânien. Contre ça elle ne pouvait rien ici. Tout en prenant le pouls du garçon, elle repoussait sa propre douleur, et la douleur cédait. La sienne, alors que le garçon était en train de mourir. Elle se sentait bien, toute-puissante sur elle-même et son corps. Il allait mourir, et, égoïste, elle repoussait sa propre douleur. Mais elle ne pouvait rien faire pour lui. Ridicule, de vouloir soigner par la pensée. Moi-même je ne me soigne pas, je sens moins la douleur, c'est tout. Ridicule de se concentrer sur lui comme ça, de concentrer son esprit. Ridicule.
    La femme, elle, était toujours dans le même état. Quelque part entre la vie et la mort. Pour elle au moins il y avait de l'incertitude.
             Il courait, sautait, grimpait. Il était fort, très fort. Mais rien à voir avec Corto, se disait-il. Alors il courait plus vite, il sautait plus loin, il se mettait en danger, se déséquilibrait, tombait, se rattrapait de justesse, avait peur, puis  sa volonté reprenait le dessus, il courait, il sautait, il tombait. Il était à bout de souffle, avait mal aux muscles, saignait un peu d'être trop tombé, des pierres et de l'écorce, mais il continuait. C'est comme ça qu'il s'entraîne, je l'ai vu l'autre nuit.
             Corto le regardait, sans se faire voir. Une volonté impressionnante. Mais pas d'endurance. Lent. Maladroit. Ai-je jamais eu autant de difficulté ? Tout ce que je fais, je le réussis. Je ne suis jamais tombé, de nulle part. Je sais exactement ce que je suis capable de faire, c'est pour ça. Je ne pourrais pas faire plus, mais quand je fais quelque chose, je suis sûr de réussir. Ce type fait partie des meilleurs mondiaux, et il n'est pas capable du tiers de ce que j'accomplis sans y penser.
             Heaven était fatigué. Il ne savait pas depuis combien de temps il s'entraînait. Il continuerait jusqu'au matin, c'était le seul moyen d'être vraiment efficace. Il avait ralentit. Il fit un effort, glissa, se prépara à la mort, au toucher du sol vingt mètres plus bas. Le sol ne vint pas. Une main serrait son bras. « Tu m'as fait peur. J'ai cru que j'aurais pas le temps de te rattraper. » Il n'avait jamais eu aussi honte de sa vie. Corto le hissa sur la branche. Salope de branche glissante. « Si tu veux demain on s'entraînera ensemble. » Je ne ferais que te ralentir. « Oui, mais c'est beaucoup moins chiant de s'entraîner à deux. » Au moins t'es franc. « Je peux te poser une question ? » Pose toujours. « Tu contais continuer combien de temps comme ça ? » Toute la nuit. « Ca fait à peine deux heures que t'as commencé. Tu devrais y aller mollo. »
    Il était mort. C'est la première chose qui lui vint à l'esprit. Pourquoi se disait-il ça ? Ah oui. Alors comme ça le paradis existait. Ou l'enfer. Dieu ne devait pas apprécier qu'on le renie. Il ouvrit les yeux. Dieu ne peut pas être une femme. Quoique, soyons moderne.
    « Ca va ? J'avais perdu l'espoir de vous voir aller mieux. » Derrière cette femme, il y avait des arbres et des feuilles. Et des tous petits coins de ciel. Apparemment ce n'était pas encore aujourd'hui qu'il saurait.
    Elle n'en revenait pas. Pourtant il était temps d'en revenir. Il y avait encore cette femme à sauver. Et ce mal de tête qui était revenu. Mais elle avait fait l'impossible, elle ou un miracle. Elle se sentit forte.

     


     


     


     


     


     


     


     


     


     


     


     


     


     


     


     


     


     


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